RÉSUMÉS DES CONTRIBUTIONS N° 3
Salah Stétié : Schéhadé, Georges (1910-1989)
Écrivain d'Orient et d'Occident, né à Alexandrie d'Egypte, longtemps établi à Beyrouth dans une ambiance de croisements entre culture arabe et culture française, Schéhadé écrit une poésie qui repose sur le retour de quelques mots parmi les plus simples, désignant des réalités à la fois immédiates et éternelles. Elle propose une interpénétration entre le réel familier et une autre réalité. La mélancolie, constante, s'exprime sans pesanteur chez ce poète du désespoir serein. Dans son théâtre, qui repose sur une dramaturgie du rêve et du ravissement, la cocasserie, l'humour, la fantaisie s'expriment davantage.
Albert Dichy : Georges Schéhadé, portrait de profil
Sous la forme d'une série d'entrées alphabétiques, Albert Dichy présente un choix de confidences que Georges Schéhadé lui a faites dans la perspective d'un livre d'entretiens. Avec un souci constant de dépasser l'anecdote, les différents articles apportent des éclairages sur la relation de l'écrivain à certains de ses contemporains comme Jouve ou Breton, mais aussi sur la conception que Schéhadé se faisait de la poésie et du théâtre.
Michel Deguy : Schéhadé, la poésie
En poète, Michel Deguy propose quelques vues sur l'écriture de Schéhadé. Léger et aérien, le théâtre accomplit la poésie de Schéhadé, en même temps qu'il se nourrit entièrement d'elle. Les poèmes relèvent de leur côté d'un art poétique - nettement identifiable bien que l'auteur n'ait pas souhaité le formaliser - consistant à allier le rêve et la perception, à proposer un autrement dit du monde afin d'atteindre une justesse du percevoir. L'hypallage, la rupture syntaxique, par exemple, apparaissent comme des moyens de déformer la vision des choses afin de mieux les faire apparaître.
Jean-Yves Masson : Le Temps est innocent des choses : du refus de l'Histoire à l'espérance prophétique dans Les Poésies
Les Poésies de Schéhadé s'inscrivent dans un temps qui tourne le dos aux drames de l'Histoire. Construites comme une succession d'éclairs enchaînés, de traits fulgurants, elles tendent à désigner la coexistence de tous les instants du temps. L'étude de l'usage des temps verbaux dans les différents recueils permet d'identifier un primat du présent, au point que ce dernier englobe aussi bien le passé que le futur.
Emmanuel Rubio : Ancrage poétique de Rodogune Sinne : Quand je devins orphelin...
Cousin de quelques tentatives de poètes modernistes pour renouveler la prose narrative, sans doute moins en lien avec l'écriture automatique que l'on a pu le penser, Rodogune Sinne se tient en un lieu carrefour de l'œuvre de Schéhadé. Ni strictement poème, ni strictement théâtre, mais nourrissant des affinités avec les deux versants majeurs de l'écriture de l'auteur, Rodogune Sinne en déploie les diverses virtualités. Schéhadé y inscrit la merveille et sa disparition, le travail du silence, la présence continue de l'humour. Monsieur Bob'le y est en germe.
Maha Badr : Pour une lecture
du Récit de l'an zéro
Dans Récit de l'an zéro, poème équivoque, poème-charnière, s'amorce le paradoxe d'une écriture allant d'une sémiotique d'un genre à temporalité, à un travail prémédité de soustraction à toute inscription dans un contexte temporel précis. Y existe une articulation entre la composante linguistique transversale (le récit), le mode poétique qui l'accueille et la théâtralité juxtaposant les voix dans une partition dramatique et une rhétorique de partage. La transgénéricité est en question (poésie, théâtre, récit, récit poétique ?) dans le jeu de (re)présentation de la ' fable ' biblique de la naissance de Jésus, histoire que Georges Schéhadé dépasse et transgresse pour en prophétiser une nouvelle.
Michel Corvin : Schéhadé, dramaturge de la pièce-itinéraire
L'apparente hétérogénéité du corpus des œuvres théâtrales de Schéhadé se dissipe en grande partie dès lors que l'on aperçoit la structure de la pièce-itinéraire, qui, à l'image de Peer Gynt d'Ibsen, met en scène le trajet d'un héros parmi une succession d'épreuves. Chez Schéhadé, il s'agit presque toujours d'un départ et d'une arrivée - cette dernière pouvant consister en un retour. Le schéma est visible dans le parcours de Christopher, le héros du Voyage. Il est particulièrement riche dans Monsieur Bob'le et La Soirée des proverbes, où il résonne avec le symbolisme biblique.
Marie-Claude Hubert : Schéhadé, un théâtre en liberté
Partie prenante des avant-gardes théâtrales des années cinquante, Schéhadé crée un univers dramatique où l'imaginaire est roi. Il met en scène le rêve (L'Emigré de Brisbane, Histoire de Vasco), l'irrationalité du fantasme (Monsieur Bob'le), le cauchemar (La Soirée des proverbes, Les Violettes). Usant d'effets de scènes liés à la pantomime, aux jeux d'ombres, à la musique, à l'irréalisme du geste, le théâtre de Schéhadé montre l'envers de la réalité et explore le monde intérieur.
Corinne Flicker : Le théâtre de Schéhadé, l'héritage surréaliste en question
Bien que le genre dramatique ait été rejeté par les surréalistes, Breton admire, en 1951, la poésie de Monsieur Bob'le, qu'il considère comme « une œuvre d'une exceptionnelle beauté ». L'interrogation des rapports du théâtre de Schéhadé au surréalisme et l'étude des divers éléments d'une dramaturgie surréaliste, à travers l'étude de la présence de l'humour, de l'onirisme, de l'irruption de l'insolite dans le quotidien, montrent qu'ils permettent de libérer le genre dramatique du poids des conventions et d'évaluer l'héritage de la « poésie de théâtre » que préconisait Cocteau. C'est moins le traitement du rêve que celui de l'insolite et de sa fonction de révélation, qui rapproche le théâtre de Schéhadé du surréalisme.
Florence Fix : L'Habit fait le prince, les silences du théâtre
Le projet de Schéhadé d'une pantomime, L'Habit fait le prince, montée par Jean-Louis Barrault n'aboutit jamais - pas plus que le même projet avec Marceau ou qu'une adaptation dialoguée pour la télévision autrichienne. Le texte mérite pourtant d'être lu pour sa subtile façon de transformer en parabole le drame social de Keller, Kleider machen Leute, dans lequel les habits ne font pas les gens, et les gens qui font les habits ne peuvent devenir des princes. Chez Schéhadé, l'imaginaire mélodramatique et une douce ironie s'associent pour que le silence soit plein d'émotions et de révélations, alors que dans le texte original de Keller le silence était considéré comme une erreur irréparable.
Sophie Gaillard : Georges Schéhadé au travail avec Jean-Louis Barrault
Malgré une entente forte, la collaboration de Schehadé avec Barrault ne lui profite pas autant qu'à Paul Claudel. Si le contexte historique explique en partie l'insuccès des pièces dans les salles, l'équilibre d'un réalisme poétique est aussi difficile à maintenir sur scène. L'étude des manuscrits de scène témoigne en revanche de l'apport bénéfique du chef de troupe dans la genèse des textes : en invitant le dramaturge à rendre le plateau indispensable à la fabrique poétique de son univers et en lui fournissant de nouveaux moyens d'expressions scéniques, Barrault a permis à la poésie de Schéhadé d'être une poésie de théâtre.
Benoît Barut : Les didascalies de Schéhadé : de l'orthodoxie au réenchantement
Le théâtre de Schéhadé présente des didascalies extraordinairement conformes. Recourant à un protocole en perte de vitesse au XXe siècle, le dramaturge fait en effet la part belle aux formules et formats didascaliques hérités. S'en dégage d'abord une subtile poésie du désuet consonant avec l'atmosphère anhistorique et désancrée de ses pièces. C'est ensuite un moyen d'activer à l'écrit la magie du cérémonial théâtral. Enfin, au sein même de ce texte protocolaire, se joue un réenchantement inattendu : les didascalies traditionnellement les plus rigides vont paradoxalement établir des passerelles entre les règnes et servir la vision syncrétique de Schéhadé.
Laurence Denooz et Yannick Hoffert : Goha, entre hybridité interculturelle et aventure poétique
L'étude de Goha, premier film de la Tunisie indépendante et premier long métrage de Jacques Baratier, œuvre originale, entre poésie, théâtre et production cinématographique, met en lumière le travail poétique et l'identité proprement arabe du film, fondés sur un double mélange d'imaginaire et de folie, d'intemporalité et de réalisme oriental.
Christine Clara : Etrange Monsieur Bob'le
L'œuvre dramatique de Schéhadé se place sous le double signe de l'étrangeté et de la familiarité. Souvent rattaché au surréalisme, Schéhadé construit un univers onirique où les normes sont écartées. Au travers des nombreuses occurrences de l'adjectif « étrange », l'auteur tente de renouveler le regard sur le monde, d'interroger les habitudes quotidiennes, de redéfinir la place de l'individu dans la société et de proposer à travers le personnage éponyme une échappatoire aux interrogations existentielles.
Danielle Baglione : Un
théâtre de l'exil - Autour de Monsieur
Bob'le
Déjà cité dans L'Ecolier Sultan et Rodogune Sinne, le village de Paola Scala apparaît comme la capitale de l'univers schehadien, le lieu plein et édénique par excellence. Contraint de quitter Paola Scala dès le début de la pièce, Bob'le est une figure de l'exil. Les deux adresses du héros à la Vierge, qui précèdent respectivement son départ et sa mort, révèlent que l'exil de Bob'le n'est pourtant pas lié au village lui-même, qui n'est qu'une image mythique. Bob'le est une pure figure de l'exil, souffrant d'un mal inguérissable qui a pour nom la vie.
Nathalie Macé : Les représentations énigmatiques du poète dans Monsieur Bob'le et La Soirée des proverbes
Dans une atmosphère étrange, voire onirique, les poètes insolites, Monsieur Bob'le et Argengeorge, entreprennent une quête mystérieuse de la vérité et de l'innocence. Leur conception de la poésie est essentiellement fondée sur la spontanéité, sur la liberté, revendiquée par rapport au langage rationnel et aux idées, et sur une dimension spirituelle. La représentation de ces figures énigmatiques souligne le lien étroit entre poésie et théâtralité. Présente dans les deux pièces, la poésie est écrite ou orale, objet de citation, de récit et de discours, mais elle peut devenir aussi spectacle, tantôt théâtre d'ombres mystérieux, avec des jeux de scène spectaculaires, tantôt théâtre dramatique, voire tragique.
Philippe Lefebvre : Jeux et enjeux du christianisme et de la poésie dans La Soirée des proverbes de Georges Schéhadé
Le langage religieux est disséminé partout dans le texte de La Soirée des proverbes, sans constituer de piste de sens immédiatement lisible, ni se dissoudre nécessairement dans la dérision. Au lecteur attentif aux signes et prêt à l'aventure de l'interprétation, il apparaît que la mort d'Argengeorge ne se réduit pas à un suicide motivé par l'amertume de l'existence, mais résonne fortement avec la symbolique biblique de la crucifixion et de la résurrection. La poésie de Schéhadé travaille à empêcher une lecture platement désespérée et, dans le même temps, évite d'imposer un sens chrétien.
Jean-Louis Benoit : A propos de la mise en scène de Monsieur Bob'le
Jean-Louis Benoit indique les grandes lignes de la mise en scène de Monsieur Bob'le qu'il a dirigée en 1993 dans la salle du Vieux-Colombier (Comédie-Française). Conçu dans un esprit de naïveté qui dialogue avec Giotto autant qu'avec Bibi Fricotin ou Pim Pam Poum, l'espace propose, aux premier et deuxième actes, une chambre minuscule, lieu de rassemblement et de contact, par contraste avec l'immense chambre d'hôpital du troisième acte, lieu des adieux et de la présence agissante du temps.
Talal Wehbe : La traversée des jardins dans la poétique schehadienne
L'examen des structures syntaxiques et rythmiques des vers et poèmes de JARDIN dans Les Poésies permet de révéler comment Schéhadé met en application son principe de prendre ses mots du langage quotidien. Il s'engage dans une initiation à l'approfondissement de l'existence qui part du et aboutit au répertoire culturel, linguistique et mythologique. Dans ce mouvement, le quotidien rejoint le mythique et ces deux pôles se trouvent enrichis par une vision poétique dont l'originalité est inscrite dans l'architecture linguistique des Poésies.
Françoise Bombard : Présence de la nature dans Poésies II de Georges Schéhadé
Évoquer la présence de la nature dans Poésies II de George Schéhadé, c'est d'abord soulever la question du pittoresque et de l'exotisme chez un poète qui tend à l'universel. La nature - paysages, saisons, faune et flore - ne relève-t-elle pas davantage d'un imaginaire que d'une présence réelle ? En effet, la ' dissolution du paysage ' par le jeu des métamorphoses nous amène à considérer la nature moins comme matière de la poésie que comme matériau d'une écriture poétique qui trouve là une des sources de ses plus fascinantes images.
Samuel Martin : Chasse et chasseurs chez Schéhadé
Tardive dans Les Poésies, la figure du chasseur connote le désordre et la mort, renforçant le ton déjà mélancolique des vers. Son rôle est plus développé dans le théâtre de Schéhadé, en particulier dans La Soirée des Proverbes dont l'intrigue est déterminée par le Chasseur Alexis, malgré la modestie du temps que passe ce personnage sur scène. L'étude retrace une filiation entre Alexis et la figure du poète dépeinte dans l'œuvre de Supervielle, au travers de leur affection paradoxale pour les bêtes et les oiseaux qu'ils poursuivent. Le personnage le plus emblématique des écrits de Schéhadé, inscrits sous le signe du non-vouloir-saisir, est Argengeorge, double aussi bien de l'oiseau que du chasseur.
Gilles Ernst : Pour le privilège de la mort
Comme tout écrivain de la mort, Schéhadé emprunte nécessairement un certain nombre d'éléments à l'iconographie traditionnelle. Notamment cette mort symbolique si présente dans La Soirée des proverbes. Mais il est surtout un dramaturge et un poète de l'innovation : la mort est chez lui, malgré son tragique jamais nié, un sourire, un rituel de fusion avec la Nature et un adieu rêveur au monde. Trois aspects que sous-tendent à la fois une spiritualité orthodoxe constamment présente, d'où l'importance chez lui du rituel mortuaire, et le recours tout aussi fréquent à l'image poétique.
Bruno Tritsmans : Le mage et ses fantômes, de Khalil Gibran à Georges Schéhadé
Le Prophète (1923) de Khalil Gibran est, on le sait, un livre-culte, auquel Schéhadé s'est intéressé de près et qu'il a même, à deux reprises, commencé à traduire. Cette étude propose de retracer la présence en filigrane de la figure du prophète en filigrane dans deux textes de Schéhadé, Monsieur Bob'le (1951) et Poésies VII (1998), et le déplacement de cette figure du pouvoir énonciatif vers des formes fantomatiques, fragiles et évanescentes.
Jean-Pierre Siméon : Nous
retrouver dans le silence pour entendre une langue impossible
Poète et écrivain de théâtre, Jean-Pierre Siméon évoque les rapports de proximité et de tension qui se tissent, au fil de l'histoire et à chaque époque, entre théâtre et poésie. Le théâtre de poésie résulte nécessairement d'une négociation entre la verticalité du poème et l'horizontalité du temps théâtral. Il dépend également du contexte culturel. Imprégné d'une culture d'Orient qui accorde toute confiance à la parole poétique, Schéhadé écrit naturellement un théâtre de poète qui assume sa dimension collective, initiatrice et lyrique. Mais la tendance antipoétique qui a dominé le paysage culturel français pendant plusieurs dizaines d'années a rendu longtemps son théâtre inadmissible sur les scènes. Aujourd'hui, il n'est pas exclu que se rouvre une possibilité pour un tel théâtre de poésie.